mercredi 22 août 2012

Vanity Fair


 
Crédit: Eater NY

Chers tous,

Cet été j’ai passé un peu de temps en Bretagne chez mes parents. J’étais vraiment impatiente de me déconnecter de la frénésie new yorkaise même si le contraste métropole internationale/village balnéaire a été presqu’aussi saisissant que mon premier bain de la saison dans la Manche (température à 16 degrés selon mes estimations un tantinet moins précises que la météo marine). Marion en V.F. ça donne donc : « Oh on peut voir les étoiles dans le ciel ! Mais comment ça la librairie est fermée entre midi et deux ?! C’est normal que je puisse entendre le silence quand je lis ELLE le soir avant de m’endormir ? Depuis quand un cappuccino se sert en mettant de la chantilly dans un expresso ? »... J’ai passé un séjour fantastique, et bien rempli parce que sur ma liste il y avait des choses TRES importantes à faire avant de quitter la Bretagne (par exemple : prendre un long bain chaud avec des bulles, à New York, en colocation, ça s’y prête moins, voyez-vous), mais je dois dire qu’il y a quand même quelque chose qui m’a manqué : to see and to be seen

Ma première journée complète au pays du sarrasin était un dimanche, alors autant vous dire que les rues étaient désertes, sans oublier les sentiers des douaniers car il faisait un temps de chien (à ma grande surprise… une amnésie sélective m’ayant conditionnée à me souvenir de la Bretagne en Juillet comme d’un microclimat paradisiaque). Moi qui avais apporté une sélection de fringues "soirée cocktail sur un rooftop",  je suis vite passée en mode triple P (pull/polaire/pantalon), et j’ai alterné entre les deux slims qui avaient fait le voyage avec moi pour les urgences du style je-n’ai-pas-eu-le-temps-de-m’épiler/de-mettre-de-l’autobronzant. Le jean noir c’était pour les occasions spéciales (déjeuner à la crêperie, soldes à la grande ville: Morlaix, soirée visionnage des derniers épisodes de la saison 2 de Downton Abbey); tandis que le jean pastel c’était pour les occasions "estivales" (marche sur la plage en K-way, pot en terrasse chauffée, sortie en bateau à moteur). Telle Kate Middleton, je n’ai eu aucun complexe à "recycler" mes tenues, puisque de toute façon je n’allais tomber sur personne de familier avec le concept du fashion faux-pas, ou alors justement trop familier avec ce concept ! Et contrairement à Paris où je me suis retrouvée nez-à-nez avec SJP, ma compatriote new yorkaise en goguette, en Bretagne je ne risquais que de tomber sur SJP (Soizig-Janick Pezron). Et c’est bien ça le problème : faire de la confiture d’abricot un après-midi tranquille à la maison sans déclencher une alarme incendie c’est le pied, mais le people watching c’est le Louboutin pied !

Depuis mon retour, je m’y suis remise assidûment : je matte sans vergogne les passants dans les rues de Manhattan que je sillonne avec mes espadrilles qui ne sont PAS des Tom’s (il faut bien se démarquer ici) ; je ne sors plus sans rouge à lèvres, y compris pour faire mes courses chez Trader Joe’s ; et surtout, je suis allée dîner chez Rosemary’s. Comment ça vous ne connaissez pas Rosemary’s ? C’est pourtant l’endroit idéal pour débriefer en toute non-intimité avec sa meilleure amie qui vient d’avoir The Talk avec son chéri. Avec un peu de chance, tout le monde autour de vous sera au courant ! Rosemary’s (noter le nom à la fois familier et accrocheur), c’est ce qu’on appelle dans le jargon local a scene. Soit un restaurant très bien fréquenté, presque TROP bien fréquenté. 

C’est un phénomène typique dans le monde des restos/bars/brunch spots de New York : cela concerne un endroit qui a ouvert il y a un moment déjà (Momofuku Noodle Bar), une institution qui fait un come-back (La Grenouille), ou idéalement un newcomer qui a un succès instantané et voit ainsi son avenir assuré au moins pour les prochains mois de loyers faramineux à payer downtown Manhattan (Miss Lily’s Favourite Cake date de la saison dernière, mais continue à faire un carton). Certains chefs tueraient un cochon à mains nues (et le cuisineraient au barbecue) pour que leur resto devienne a scene, alors que pour d’autres, et pour leurs clients, c’est une malédiction in disguise, ou comment transformer un bon resto de quartier en foire à beautiful people.

Pour ceux qui rêvent d'en arriver-là, il n’y a pas de recette miracle, mais on retrouve une combinaison d’ingrédients qui, savamment dosés, peuvent créer a scene :
1) un menu séduisant
2) une cuisine qui se veut tendance, généreuse et/ou locavore
3) si possible un celebrity chef aux commandes
4) un emplacement stratégique
5) une déco belle et bien pensée

Ce qui donne pour Rosemary’s :
1) un menu qui favorise le mix-and-match, et des prix pour toutes les bourses
2) une cuisine italienne, composée de produits qui poussent sur le potager situé sur le toit du bâtiment (!) ou faits-maison
3) une star des fourneaux : « Chef Wade Moises came through the Batali circuit, first at Babbo and Lupa, then as the chef de cuisine at Eataly—overseeing all six kitchens in that crazy establishment” Source: Serious Eats
4) une adresse tranquille du West Village mais proche du métro: 18 Greenwich Avenue
5) une déco que je ne peux définir que comme "romantico-hipster-farmer-chic"

Cette combinaison est proche de la perfection et, malheureusement, je ne suis pas la seule à le penser. A 7 heures un jeudi soir le restaurant est déjà plein de happy few tandis que pour le commun des mortels, il y a plus d’une heure de queue. A tel point que le host de Rosemary's a inventé ses propres règles : il faut que tous les invités soient présents, pas seulement pour pouvoir se mettre à table, mais aussi simplement pour pouvoir figurer sur la liste d’attente !

Une bière a la spina plus tard (je ne crois pas qu'ils servent la boisson culte de mes vacances post-Bretagne, pourtant de plus en plus populaire à New York: le spritz d'Italie), notre réluctance initiale à jouer le jeu de la scene s'est transformée en impatience surexcitée, et nous sommes plus que prêtes à vivre ce repas qui sera forcement digne de figurer dans les annales (de la blogosphère). Nous étudions avec attention les plats qui sortent de la cuisine juste devant nous, et passons ainsi notre commande à la seconde on l’on obtient une table, soit un bon 1h20 plus tard. En attendant, le people watching m'occupe intensément. Chez Rosemary, le mélange des genres est fascinant. 

Les New Yorkais sont en compétition permanente (les jeux olympiques ce n'est rien à côté, croyez-moi)--selon le milieu dans lequel vous évoluez, il faut être le plus fort à ceci, la meilleure en cela--mais à Rosemary's, même si nous étions tous en compétition pour avoir une table le plus rapidement possible, la plupart des clients était aussi là pour se montrer et établir leur "pedigree" dans des domaines qui habituellement ne se côtoient pas de façon si fluide.

Dans mon champ de vision j’observe toute une palette de spécimens :

Celui qui veut montrer qu’il est le plus riche : le finance guy en costard qui sort du boulot et commande avec ses collègues bouteille de vin sur bouteille de vin (à seulement $40 la pièce, ils ont dû y passer la nuit).

Celui qui veut montrer qu'il est le plus high brow : « Ce soir nous fêtons le contrat de mon chéri qui vient d’être commissionné pour écrire un livre sur Terence Davies ! »

Celle qui veut montrer qu’elle est la plus entretenue : elle ne cesse de nous éblouir avec sa grosse grosse grosse bague de fiançailles, et boucles d’oreilles assorties. Le fiancé, quand à lui, a sorti ses boutons de manchette les plus clinquants, petit joueur.

Celui qui veut montrer qu’il est le plus hipster : casquette de cycliste retournée sur la tête, bermuda en jean découpé aux genoux, débardeur wife beater, tatouage à gogo, no comment.

Celle qui veut montrer qu’elle est la plus maternelle : emmener ses bambins au restaurant un soir de semaine, pourquoi pas? Mais n’est-ce pas plutôt une façon de prouver sa pratique exemplaire de l'attenchement parenting, un type d’éducation très en vogue de Tribeca jusqu'à Park Slope ? (Of course, le concept n’a pas de page Wikipedia en Français).

Celui qui veut montrer qu’il est le plus preppy : blazer, chemise rose, mèche de cheveu, mocassins… seule faute de goût, à défaut de trouver de la place au bar bondé, monsieur reste planté debout avec, main droite, son verre de vin entamé et, main gauche, sa bouteille de vin entamée !

Celle qui veut montrer qu’elle a tous les droits : l’Américaine qui demande au patron de déloger les fumeurs du trottoir parce qu’ils ne sont pas aussi loin du bâtiment que le voudrait la distance règlementaire !

Celle qui veut montrer qu’elle est la plus cosmopolite : après l’intervention de l’Américaine assise à la table voisine, je lui lance un regard incrédule. Moi non plus je n’aime pas être envahie par les fumeurs, mais si elle avait été assise en leur tournant le dos, elle n’aurait même pas senti qu’ils étaient-là (le vent devait souffler en leur faveur…).

Ma contemplation est brièvement interrompue quand on nous demande gentiment de changer de table... « parce que la demoiselle au bar qui vient de s’évanouir on va lui donner une place assise avec ses amies tout de suite »… (une bonne combine, à retenir pour la prochaine fois!). 

Certes, les clients de Rosemary’s sont insupportables, mais, à défaut d’être aussi "spécial" qu'eux, le patron vous ferra VOUS vous sentir spéciale: les deux verres de vin et le dessert offerts par la maison n'y sont sans doute pas pour rien (raisons listées sur notre tiquet de caisse : "long wait", "best guests"). Alors Rosemary's, ce n’est pas du Shakespeare, but what a scene !

Rétrospective "Vanity Fair" :
City Lights (Charlie Chaplin, 1931)
Rosemary's Baby (Roman Polanski, 1968) 
Alice's Restaurant (Arthur Penn, 1969)  
Vanity Fair (Mira Nair, 2004)
Food, Inc. (Robert Kenner, 2008)
Dinner for Schmucks (Jay Roach, 2010)